Bonnes feuilles : « Le digital modifie le secteur de l’enseignement supérieur en profondeur »
Romain Zerbib, ICD Business School et Olivier Mamavi, PSB Paris School of Business – UGEI
Olivier Mamavi (Paris School of Business) et Romain Zerbib (ICD Business School, Chaire ESSEC IMEO) ont coordonné la rédaction de l’ouvrage collectif intitulé « Transformation digitale et enseignement supérieur », publié aux Éditions EMS. À cette occasion, nous vous proposons d’en découvrir ci-dessous un extrait du premier chapitre.
La transformation digitale, que nous définissons ici comme un processus de numérisation des différents métiers d’une organisation dans le but d’optimiser sa chaîne de valeur, est actuellement en cours d’accélération dans le secteur de l’enseignement supérieur sous l’effet, notamment, de la Covid-19.
Une telle dynamique pose un ensemble de problématiques complexes aux acteurs établis. Les écoles et universités – dans le sillage de cette grande recomposition du secteur – doivent composer avec l’éclosion de moult modèles alternatifs, y compris offline, qui s’émancipent des schémas traditionnels.
Les modèles d’affaires issus du numérique posent en effet un défi de taille aux acteurs traditionnels, et ce pour au moins quatre motifs majeurs : l’équation de la valeur, la capacité d’accueil, la personnalisation et le prix.
1. L’équation de la valeur
Les plates-formes d’apprentissage peuvent articuler deux composantes difficilement compatibles pour les acteurs historiques de l’enseignement supérieur : la non-sélection à l’entrée et le prestige du certificat/diplôme à la sortie.
Les plates-formes (Google Analytics, Datacamp, Duolingo, etc.) sont ouvertes à tout un chacun. Le nombre de certificats délivrés évolue ensuite de façon décroissante à mesure que le parcours d’apprentissage se complique. Le volume de participants muscle ainsi mécaniquement le prestige des certifications les plus élevées en produisant un ensemble de ratios qui témoignent de la difficulté d’accès aux niveaux les plus prestigieux.
Un tel mécanisme semble, en revanche, plus délicat à mettre en œuvre pour les acteurs historiques de l’enseignement supérieur. Les plates-formes sont en effet caractérisées par une logique de tourniquets, elles se nourrissent de flux et de données, là où les modèles traditionnels se caractérisent plutôt par la mise en place de murailles, elles filtrent à l’entrée.
2. La capacité d’accueil
Les plates-formes d’apprentissage, compte tenu d’un effacement des contraintes physiques, ne connaissent aucune limite en matière de volume d’apprenants. Une marque forte, appuyée sur un dispositif de montée en compétences efficace et reconnu par le marché, peut ainsi augmenter de façon exponentielle le nombre d’apprenants, sans que cela n’enclenche ni une explosion des charges foncières, ni un risque de dévaluation du diplôme (compte tenu de la difficulté d’accès aux niveaux les plus élevés). Les apprenants peuvent, par ailleurs, se situer à n’importe quel endroit du globe, pour peu qu’ils disposent d’une connexion Internet.
3. La personnalisation
Les plates-formes offrent la possibilité de maximiser le suivi et la mesure du parcours d’apprentissage. L’ensemble de ces données permettent la mise en place d’une arborescence sophistiquée offrant à chaque apprenant la possibilité de suivre un parcours personnalisé en fonction de son rythme, de ses aspirations, mais également de ses éventuels troubles spécifiques d’apprentissage (dyslexie, dyscalculie, etc.).
4. Le prix
Les plates-formes d’apprentissage, enfin, proposent un service peu coûteux aux apprenants. Les acteurs du numérique disposent en effet d’une grande variété de modèles d’affaires, notamment gagés sur les effets d’échelle et la valorisation des données. Le tout permet de livrer une offre à prix cassée et parfois même gratuite aux apprenants.
Ces quatre éléments (équation de la valeur, capacité d’accueil, personnalisation, prix) traduisent les avantages comparatifs dont disposent les acteurs du numérique.
Les plates-formes auront-elles la capacité de remonter la chaîne de valeur des acteurs historiques ? Pourront-elles capturer de nombreuses parts de marché ? Il apparaît difficile, à ce stade, d’anticiper la tournure précise que prendra cette dynamique concurrentielle. Il semble cependant envisageable d’estimer la difficulté, pour un acteur traditionnel, d’opérer un pivot vers le digital.
Une transformation qui ne va pas de soi
Les principaux obstacles étant d’après nous : un changement de secteur, un changement de standard et un changement de règles du jeu.
1. Un changement de secteur
Le fait de passer d’une formule traditionnelle, qui consiste à délivrer les enseignements dans une salle de classe, à un modèle de plate-forme où la quasi-totalité des modules est accessible et consommée en ligne, implique tout d’abord un basculement (ou a minima un débordement) vers un autre secteur stratégique.
Lorsqu’une école entre de plain-pied dans la formation à distance, cela implique en effet que ses concurrents directs ne représentent plus uniquement ses traditionnels homologues (généralement cités dans le classement FT des meilleures écoles), mais un ensemble de plates-formes qui délivrent des contenus, y compris gratuitement.
Les meilleures universités américaines (Harvard, Columbia, Yale ou encore Princeton) ont par exemple récemment mis en ligne 450 cours et formations en open access via le site Classe Central. Idem pour le Collège de France qui propose plus de 10 000 cours gratuits sur son site Internet. Les exemples sont nombreux. Mieux vaut, en conséquence, avoir à l’esprit ce type d’initiative avant d’engager une démarche analogue… mais payante.
Nous pourrions en outre évoquer LinkedIn Learning qui fort d’une communauté de 660 millions de membres, appuyée sur un dispositif algorithmique sophistiqué, est en mesure d’adresser du contenu adapté à un public qualifié.
Une telle application témoigne en outre qu’un positionnement digital implique la maîtrise de nouvelles compétences. Il n’est pas inné, en effet, de mettre en place une plate-forme multimodale en mesure de délivrer et de monitorer des modules ajustés en fonction du rythme de l’apprenant.
Si l’audience, la data et l’algorithme deviennent les éléments pivots de ce nouvel environnement concurrentiel, comment composer avec les GAFAM ?
2. Un changement de standard
Un programme délivré en ligne pose la question cruciale de l’attention et de l’engagement de l’apprenant. Quoi de plus complexe, en effet, que de conserver une audience à distance engagée ? Qui plus est, lorsque le contenu est ardu et implique une attention particulière. Il apparaît à cet égard plausible l’hypothèse que les lois de l’écran s’imposent tôt ou tard au contenu. Une conséquence envisageable étant alors que l’on assiste à un rapprochement, sinon une convergence, entre les métiers et savoir-faire de l’entertainment et celui de l’apprentissage. Une telle dynamique pourrait favoriser de puissantes barrières à l’entrée.
Jusqu’à présent, la salle de classe constitue en effet une des seules variables constantes du jeu concurrentiel. Que l’on suive un module au sein de la première ou de la dernière école du classement FT, l’ergonomie des locaux est quasiment identique. Il s’agit schématiquement d’un cube au sein duquel sont disposés des tables, des chaises et un tableau.
Or, l’avènement des cours en ligne, passé au tamis des studios de production, pourrait faire émerger un véritable clivage esthétique entre les différents modules. Une telle distinction n’est ni superficielle, ni anecdotique. En effet, au même titre que les standards hollywoodiens ont définitivement ringardisé les télénovelas, les acteurs qui produiront les meilleurs contenus, à la fois immersifs et interactifs, érigeront des barrières à l’entrée cognitives qui bloqueront l’accès aux acteurs qui campent sur une formule archaïque du distanciel.
3. Un changement de règles du jeu
Les petites écoles qui estiment pouvoir minimiser les coûts en mettant leurs apprenants à distance doivent prendre en compte que l’éloignement pourrait aussi favoriser le poids des labels et des classements qui hiérarchisent les établissements en fonction de la valeur des diplômes et des certifications qu’ils délivrent.
La taille des locaux n’étant plus une contrainte, quelques marques extrêmement puissantes pourraient tout à fait truster la quasi-totalité des parts de marché. Notons que plusieurs entreprises extérieures au secteur de l’apprentissage pourraient également s’inviter dans le jeu. Google, par exemple, compte parmi les acteurs les plus légitimes pour délivrer du contenu et des certifications reconnues mondialement en matière de marketing digital. Idem pour Amazon au sujet du retail ou encore IBM à propos de l’intelligence artificielle.
Imaginer ce qu’impliquerait, pour un acteur historique, le fait de pivoter sur un modèle digital, permet de mettre en exergue les enjeux concurrentiels qu’une telle (r)évolution suppose.
Cependant, qu’une école souhaite ou non basculer dans le digital, il n’en demeure pas moins que la transition est enclenchée, et qu’elle travaille d’ores et déjà en profondeur le marché et sa grammaire concurrentielle. Une telle rupture semble en effet induire des changements paradigmatiques qu’il n’est pas aisé de surmonter, en particulier, pour des acteurs historiques engagés sur un modèle d’affaires fortement institutionnalisé (certifications, grades, classements, etc.).
Un effet en chaîne
L’avènement du numérique favorise un ensemble d’opportunités stratégiques pour les acteurs historiques, en même temps qu’il engage un processus de remise en question de leur chaîne de valeur. L’essor des plates-formes met, en effet, en exergue une offre coûteuse, rigide, faiblement personnalisée et fondée sur un système d’évaluation des compétences relativement flou, dès lors que les acteurs historiques sont comparés aux acteurs du numérique.
Une telle dynamique favorise en conséquence l’éclosion de nombreux modèles alternatifs, y compris offline, qui s’émancipent des schémas traditionnels. Les prix cassés, l’assurance d’employabilité, la focalisation thématique et l’ancrage territorial constituant, le plus souvent, le véhicule mobilisé par les outsiders pour remonter méthodiquement la chaîne de valeur.
Au même titre que les palaces semblent aujourd’hui moins exposés au phénomène Airbnb que les hôtels de milieu de gamme, les écoles fondées sur une logique d’élitisme se verront peut-être moins impactées par ce phénomène de rupture que les écoles qui ont fait le choix de la massification. Mais pour combien de temps ?
Romain Zerbib, Chercheur associé à la chaire IMEO de l’ESSEC, enseignant-chercheur en stratégie, ICD Business School et Olivier Mamavi, Professeur associé, PSB Paris School of Business – UGEI
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.