Neuroatypisme, maladies chroniques : et si l’entreprise tenait compte de nos différences biologiques ?
Marie-Rachel Jacob, EM Lyon Business School
Faire des pauses plus longues sur l’heure du déjeuner pour pallier ses insomnies chroniques, rester en télétravail lors de règles douloureuses, pouvoir se maintenir en poste suite à un traitement contre le cancer : et si le travail prenait en compte les dimensions biologiques des individus, qui, pour la plupart, en France, y consacrent au moins 35 heures par semaine ? Ces enjeux pourraient jouer un rôle considérable pour les salariés ainsi que leurs encadrants.
Ces derniers sont d’ailleurs au cœur du rapport « Re-considérer le travail », remis le 18 avril au ministre du Travail et font écho avec les propositions récentes de certains députés, comme le congé menstruel, actuellement en cours d’expérimentation dans une commune en Isère (38).
Quel pacte de la vie au travail ?
L’évolution des pratiques managériales est ainsi pensée comme la clé pour « donner plus de responsabilité, d’autonomie et de reconnaissance aux salariés ». De plus, l’équilibre des temps de vie et la santé au travail sont affirmés comme des finalités centrales de ce qui pourrait constituer, selon la formulation du président Emmanuel Macron, un « pacte de la vie au travail ». Si les recommandations formulées sont très complètes sur l’ensemble des problématiques identifiées, celles relatives à la santé au travail sont avant tout ancrées dans une logique de prévention pour que le travail n’altère pas la santé physique et mentale des travailleurs.
Or, la relation entre la santé des personnes et leur travail est à double sens et constitue, à la fois, une source de bien-être psychologique et un risque psychosocial. Le rapport « Travail et bien-être psychologique » publié par la Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques (DARES) en 2018 permet de comprendre, au travers de l’analyse statistique des données d’enquête sur les conditions de travail de 2016, que le travail « pourrait contribuer à construire la santé mentale pour environ deux actifs sur cinq, à la dégrader pour deux actifs sur cinq, et serait relativement neutre sur le bien-être d’un actif sur cinq ».
S’intéresser aux conditions biologiques
S’il existe ainsi des conditions de travail qui ont des effets au quotidien et à plus long terme sur les travailleurs et travailleuses, nous proposons de nous intéresser ici aux différences de conditions biologiques qui produisent des écarts en termes de capacité de travail.
En l’état des connaissances actuelles issues de différents domaines scientifiques, il est possible de distinguer trois ensembles de conditions reposant sur le fonctionnement biologique humain et qui ont des conséquences sur la capacité de travail au quotidien et à plus long terme :
- Les conditions chroniques
- Les conditions neurodéveloppementales
- Les rythmes chronobiologiques
La condition chronique
La condition chronique ou « chronic health conditions » en anglais est mobilisée dans le domaine de la santé au travail pour décrire les effets de maladies dites chroniques comme le diabète, certains cancers, les troubles mentaux ainsi que les maladies pulmonaires, gastro-intestinales et cardiovasculaires. Cette condition nécessite de penser les pratiques d’emploi et de travail qui permettent aux personnes concernées de pouvoir se maintenir en emploi.
Les données de l’assurance maladie indiquent que près de 20 millions de Français ont été traités pour maladie chronique en 2020, soit environ 30 % de la population. L’Agence Nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) estime qu’un travailleur sur six souffre de maladie chronique évolutive. On peut également inclure dans cette catégorie les femmes souffrant d’endométriose ainsi que les changements biologiques qui interviennent au long de la vie des femmes comme les grossesses et la ménopause.
Cette condition chronique limite les capacités des personnes au quotidien avec plus de fatigue, des traitements parfois très invasifs et dans certains cas une dégradation importante de l’état de santé sur le long terme.
Les différences neurodéveloppementales
La condition neurodéveloppementale correspond à des différences de développement neurologique impliquant des diagnostics médicaux de troubles du spectre de l’autisme, trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité, dyslexie, dyspraxie et autres troubles en « dys » (p.33 du Manuel de référence en santé mentale le « DSM-5 »). Cette approche médicale considère ces spécificités neurologiques comme étant des troubles qu’il s’agit de corriger, en particulier chez les enfants. Or, les évaluations internationales estiment que ces différences neurodéveloppementales concernent près d’une personne sur dix.
Le terme de neurodiversité correspond ainsi à une approche considérant que ces différences ne sont pas des troubles mais un fonctionnement du cerveau qui doit être envisagé dans sa diversité. Cette approche met en lumière une norme de fonctionnement cérébral dite « neurotypique » correspondant aux attendus de notre société. Les personnes « neurodiverses » ou « neuroatypiques » ont un cerveau qui fonctionne, apprend et traite l’information d’une manière différente.
Dans le cas de l’autisme sans déficience intellectuelle (anciennement appelé syndrome d’Asperger), la thèse en psychologie sociale de Julie Dachez défend cette approche par la différence et non par le déficit visant à le considérer comme « un mode de fonctionnement cognitif différent qui doit être respecté en tant que tel ».
Néanmoins, cette condition limite les capacités des personnes au quotidien et à plus long terme car elles doivent faire face à des normes sociales et cognitives qui ne correspondent pas à leur fonctionnement biologique. Par exemple, l’organisation des espaces de travail en bureaux partagés peut induire des difficultés de concentration et de stress pour les personnes neurodiverses qui vont devoir déployer des stratégies d’adaptation coûteuses en énergie.
« Être du matin ou du soir » ?
Les rythmes chronobiologiques concernent les mécanismes de régulation des horloges internes. Des recherches montrent que ces rythmes reposent sur des prédispositions biologiques qui font que les périodes optimales d’activité ne seront pas les mêmes d’une personne à une autre (d’où l’expression « être du matin ou du soir »).
Ainsi, les contraintes professionnelles et sociales imposent d’être actif parfois à contretemps des besoins physiologiques en repos. Les différences entre les personnes cumulées aux différentes contraintes peuvent aboutir à des troubles du sommeil, du métabolisme ainsi que du fonctionnement du système cardiovasculaire et du système immunitaire.
Dans le travail, le rythme chronobiologique est important lorsque les tâches à réaliser nécessitent des efforts mentaux et physiques soutenus. Les différences chronobiologiques expliquent que les personnes ont des performances mentales plus ou moins importantes selon la plage horaire, que ce soit en journée ou la nuit.
Remettre en cause la norme du « salarié idéal »
Penser ensemble ces trois conditions biologiques nécessite de revoir les attendus qui pèsent sur les travailleurs et travailleuses. En particulier, la norme du salarié idéal, qui s’est imposée ces dernières années, repose sur un fort engagement dans l’entreprise et une disponibilité permanente pour le travail. Nous l’avons vu, de nombreuses personnes sont concernées par au moins une condition, ce qui ne leur donne pas la possibilité de travailler de manière constante et productive dans les temporalités demandées par l’organisation, que ce soit sur les rythmes quotidiens ou à plus long terme.
Leur fonctionnement biologique se heurte, de fait, à l’injonction à la sur-disponibilité pour le travail. Certains vont alors recourir au « présentéisme maladie » qui consiste à travailler alors que l’état de santé nécessiterait un arrêt de travail.
De même, le recours au travail à distance en particulier au domicile peut sembler une pratique permettant de réguler le fonctionnement biologique mais se pose alors la question du droit à la déconnexion qui renvoie lui aussi à la norme du salarié idéal.
Ainsi, au-delà du lieu ou du temps de travail les plus adaptés pour les personnes avec ces conditions biologiques, il s’agit de remettre en cause la norme du salarié idéal pour pouvoir prendre en compte les différences de fonctionnement biologique au travail.
Des aménagements personnalisés
En France, il est possible d’adapter le poste d’un salarié à sa situation. L’approche retenue est celle du maintien en emploi. De plus, lorsqu’elles font l’objet d’un diagnostic médical, les conditions chroniques et neurodéveloppementales ouvrent la possibilité à demander une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH).
Leur diagnostic permet également de pouvoir suspendre le contrat de travail quand c’est nécessaire soit de manière complète (arrêt de travail) ou de manière partielle (temps partiel thérapeutique).
À l’international, certaines entreprises déploient des pratiques permettant de prendre en compte la différence neurodéveloppementale au sein d’une approche par la neurodiversité. Dans le cas de l’autisme sans déficience intellectuelle, les recherches d’Alexandre Richet en sciences de gestion mettent en exergue des pratiques de gestion des ressources humaines spécifiques dans des entreprises comme SAP et Microsoft.
Dans ces entreprises, des programmes spécifiques ciblent les personnes avec autisme en proposant des manières de recruter qui tiennent compte des spécificités d’interaction sociale et permettent d’évaluer les compétences techniques au-delà d’une conformité aux normes sociales.
Enfin, lorsqu’il n’y a pas de diagnostic médical mais que les personnes expriment une demande d’aménagement des conditions de travail, certains employeurs mettent en œuvre des politiques de flexibilité au profit des salariés (flexible work arrangements dans la littérature anglophone) voire des accords idiosyncratiques (i-deals pour idiosyncratic deals dans la littérature anglophone).
Ces approches individualisées des conditions de travail peuvent permettre d’optimiser la capacité de travail de la personne selon son fonctionnement biologique en aménageant ses horaires de travail, sa charge de travail ou encore d’autoriser le travail à son domicile quand cela est nécessaire pour préserver sa santé.
Penser un management soutenable aussi pour la santé des managers
En revanche, ces aménagements rendent difficiles une gestion collective et le maintien d’un collectif de travail tant les modes de fonctionnement peuvent s’exclure les uns des autres. Dans le cas des rythmes chronobiologiques, si les périodes optimales d’activité diffèrent trop parmi les membres d’une même équipe, cela peut constituer une réelle difficulté de faire travailler ensemble l’équipe au même moment. De même, si les membres de l’équipe ne sont jamais présents au même moment dans l’entreprise.
Compte tenu des effets ambivalents du travail sur la santé des personnes, la prise en compte des différences individuelles de fonctionnement biologique se révèle d’une complexité décourageante pour le manager de proximité.
Comment jongler entre une personne en télétravail pour douleurs chroniques, une autre arrivant à midi quand l’ensemble arrive à 9h et une dernière dispensée de certains outils de travail en raison de son neuroatypisme ?
Alors que les personnes qui doivent tenir ce rôle exigeant de manager sont 48 % à se déclarer stressées au travail, elles sont sur-représentées dans les statistiques d’absentéisme maladie avec un pourcentage de 2 à 5 points au-dessus de la moyenne des salariés depuis 2018.24 % d’entre elles disent consommer des somnifères ou antidépresseurs contre 18 % des salariés.
Les managers sont ainsi particulièrement exposés en termes de santé mentale au travail. Les personnes à ces postes peuvent également être elles-mêmes concernées par une ou plusieurs conditions qu’elles soient chroniques, neurodéveloppementales ou chronobiologique.
Repenser le travail à l’échelle collective
Alors que le rapport des assises du travail insiste sur la formation des managers, il semble important que cette formation permette de comprendre les différences de fonctionnement biologique et leurs effets sur les capacités de travail au quotidien et à plus long terme.
Dans le cas des maladies chroniques par exemple, une recherche sur la rétention des salariés souffrant de polyarthrite rhumatoïde a démontré l’importance des connaissances ou une expérience personnelle du handicap détenues par les managers pour la mise en œuvre d’aménagements qui soient productifs pour la personne et son employeur.
Pour les managers, cela implique également de renoncer à être un manager idéal en acceptant ses limites. La question de l’importance de la récupération (pour « recharger les batteries ») pourrait s’envisager au niveau du collectif et pas seulement individuel.
Aussi, de plus en plus d’entreprises réfléchissent aujourd’hui à la manière d’organiser le temps de travail. Les débats sur la semaine de 4 jours illustrent cette quête d’une meilleure gestion du temps passé au travail et de ses effets à la fois sur la productivité des salariés et leur santé. Les expérimentations menées au Royaume-Uni visant à réduire le temps de travail sur quatre jours au lieu de cinq sans perte de productivité ont montré qu’il est possible de repenser l’organisation du travail pour viser une productivité collective et pas seulement individuelle.
En France la méthode proposée par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) pour repenser le travail au niveau collectif dans la prise en compte des maladies chroniques évolutives pourrait être étendue à la prise en compte des différences biologiques humaines de manière générale.
Intégrer les différences de fonctionnement biologique dans la conception même de l’organisation du travail s’inscrit dans la démarche visant à atteindre un régime de travail réellement humain. Au final, la définition d’un pacte de la vie au travail ne peut pas faire l’impasse sur une meilleure prise en compte de la dimension biologique de la vie humaine dans l’environnement de travail.
Marie-Rachel Jacob, Professeur-chercheur en management, EM Lyon Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.