Après 5 ans, quand la langue écrite s’installe aux côtés de la langue orale
Vous avez déjà remarqué qu’un enfant à l’école primaire peut être capable de raconter ses vacances d’hiver à sa maîtresse sans aucun effort, mais avoir des difficultés si elle lui demande de retranscrire son récit. Il s’agit pourtant de la même langue, le français. Mais est-ce qu’il y a un rapport entre langue orale et langue écrite et si oui, de quel type ?
L’installation de la langue orale
Pour la langue orale, l’acquisition commence très tôt. Sa perception a lieu déjà avant la naissance, au dernier trimestre de la grossesse. À 1 mois, le nouveau-né reconnaît le ton de la voix de la mère et peut distinguer des sons qui se différencient par des caractéristiques articulatoires précises comme la présence ou l’absence de la vibration des cordes vocales (qui distingue par exemple le son [b] du son [p]).
Pour entendre ses premières productions, il faudra attendre le développement complet de son appareil phonatoire qui lui permettra vers 7 mois de produire ses premières séquences de babillage et vers 12 mois ses premiers mots. Ensuite, à partir de 24 mois, il sera capable de combiner les mots pour produire des énoncés à deux ou trois termes et développer au fur et à mesure son vocabulaire et sa syntaxe.
Vers 6 ans, le système « langue orale » atteint une maturation considérable : l’enfant réussira à produire tous les sons de sa langue maternelle, les combiner pour prononcer des mots et combiner ces mots pour produire une variété importante de phrases. C’est également vers cet âge qu’il débute dans l’acquisition de l’écrit en commençant l’école, grâce à l’enseignement explicite de la lecture et de l’écriture.
Jusqu’à ses 6 ans, l’enfant a acquis une langue exclusivement orale qui lui a été nécessaire pour communiquer avec son entourage et qui a aussi été un outil fondamental pour son développement en lui permettant de communiquer des besoins, des émotions et de comprendre l’environnement autour de lui. Au moment de l’apprentissage de l’écrit, l’enfant fait donc face à un nouveau système qui s’installe sur ce qu’il connaît déjà et qu’il maîtrise : l’oral.
L’apprentissage de la langue écrite et ses défis
Or, nous pouvons bien imaginer que quand l’enfant débute dans l’apprentissage de la langue écrite, il utilisera les compétences développées pendant l’acquisition de l’oral. Plusieurs études ont montré qu’indépendamment de la langue maternelle, les compétences phonologiques, c’est-à-dire des connaissances liées à la langue orale, sont à la base de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Un exemple est la capacité à reconnaître, identifier et manipuler les unités phonologiques de la langue orale comme les phonèmes (les unités sonores, comme/b/et/p/au début de pont et bon), les rimes et les syllabes. Des compétences déficitaires dans le traitement de la langue orale seront aussi responsables de difficultés à l’écrit. Entre autres : la dyslexie, qui est un trouble qui se manifeste par une lecture ralentie et des performances orthographiques faibles (DSM-V, 2013) a pour origine un problème phonologique de perception de la langue orale.
Interactions et rétroactions langue écrite–langue orale
De son côté la langue écrite s’installe sur un système oral qui existe déjà, et elle a des conséquences directes sur celui-ci. Pour le français, Jean‑Pierre Chevrot en 1998 montre que l’apprentissage de la graphie de « parce que » modifie sa prononciation car si les enfants pré-lecteurs produisent d’abord la forme [pas.kə] sans /ʁ/, après 2 ans d’école primaire, ils produisent davantage [paʁs.kə] avec un /ʁ/, influencés par l’apprentissage de la forme écrite du mot avec un r.
L’acquisition de la langue écrite semble avoir un effet de feed-back sur la langue orale, en changeant sa perception mais également sa production et parfois en aidant dans le processus d’acquisition de certains phénomènes oraux qui ne sont pas encore acquis après 5 ans.
Prononcer la liaison – sans l’écrire
Un cas anodin est celui de la liaison (« les[z]ours » [lezuʁs]), phénomène très fréquent qui permet de mettre en rapport oral et écrit. À l’oral les deux mots en liaison (les+ours) sont perçus comme liés et le début vocalique du nom est masqué à cause de la re-syllabation de la consonne de liaison, qui est perçue comme son initiale (dans les ours la consonne de liaison [z] est re-syllabifiée sur le mot ours en donnant [z]ours).
Au contraire à l’écrit, ces mots sont séparés par un espace blanc qui limite et définit très clairement les frontières lexicales. Les enfants avant 6 ans qui analysent la langue orale sans pouvoir se servir de l’écrit, ne réussissent pas à segmenter correctement les séquences et produisent, à partir de l’âge de 2 ans, des « remplacements » (« les [n] éléphants » pour « les [z] éléphants », l’enfant remplace la consonne de liaison [n] par le [z]) et de « non-réalisations » (« un [Ø] avion » sans liaison pour « un [n] avion », où l’enfant ne produit pas la consonne de liaison).
Si avant 6 ans l’acquisition de la liaison a été expliquée par un effet de la fréquence, (plus la combinaison en liaison est fréquente à l’oral, plus les frontières des mots qui composent la séquence sont bien acquises et par conséquent moins d’erreurs sont produites) après cet âge nous enregistrons une diminution de ces erreurs conséquente aux pratiques de lecture et d’écriture.
D’un côté l’apprentissage de l’écrit aide les enfants à fixer les formes lexicales et les frontières des mots pas encore acquises (par exemple apprendre que le mot « ours » commence par une voyelle).
D’un autre côté, la lecture aide à re-syllabifier correctement la consonne de liaison qui est orthographiée à la fin de l’article (« les ») sur le nom (« ours ») et à mieux produire à l’oral la re-syllabation.
Ce résultat permet de comprendre que nous avons bien sûr besoin de maîtriser la langue orale pour lire et écrire mais qu’en même temps, apprendre à lire et à écrire peut avoir des influences sur notre système oral et permettre son développement complet après 6 ans.
Il est donc nécessaire de réfléchir à leurs interactions pendant la pratique d’apprentissage et de commencer à considérer ces deux systèmes non pas comme indépendants, mais plutôt comme dépendants et surtout en interaction.
Source : cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.